DELARUE-MARDRUS,
Lucie ( 1874-1945)
: Vie et mort de Rolleboise
(1941).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (21.6.2019) [Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00. Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire d'une coll. part. de Le Coeur sur l'Ardoise dans l'édition donnée à Rouen par Maugard en 1941 VIE ET MORT DE ROLLEBOISE par LUCIE DELARUE-MARDRUS _____ Rolleboise nâétait quâun chien — mon chien — mais je veux raconter sa vie et sa mort, car il sây mêle émotion et poésie. Il portait ce nom, étant né dans la ville quâon appelle ainsi. Câétait un berger briard dâune espèce spéciale, non point la race grande et velue quâon connaît surtout, mais une autre qui, de taille moyenne, a le poil demi-long et de couleur grise, avec des taches noires et rondes comme des truffes, laquelle robe sâorne souvent de larges places blanches au poitrail et aux pattes. Les yeux de Rolleboise étaient bleus comme des pervenches, et cela constituait, à première vue, son originalité principale. Il en avait bien dâautres que celle-là. Les Normands, mes pays, disaient de lui : « Qui quâça est que câquîn-là quâa des yeux dâcat ?... » Du chat, il nâavait pas que les yeux, mais aussi le caractère indépendant et vindicatif, chose rare pour un monsieur chien. Les rares fois où jâavais, au cours de son dressage, lâoccasion de le frapper, il se laissait donner deux coups de fouet, mais pas trois. Au troisième, il se retournait pour me mordre, encore que je fusse la plus grande affection de sa vie, geste dont je lui savais presque gré, comme dâune manifestation de fierté naturelle. Il avait aussi des manières de me regarder, parfois, de ses yeux pâles et fixes, assis dans un coin sans bouger, qui, littéralement, étaient des scènes quâil me faisait. Scènes de jalousie, cela va sans dire, presque toujours au sujet de mes chats persans. Et quand je lui avais déplu dans la journée, gardant soigneusement sa rancune jusquâà lâheure du coucher, pour me punir il détournait avec dignité la tête au moment où je venais lâembrasser sur les deux joues, ce qui était ma façon quotidienne de lui dire bonsoir. Je lâavais eu très jeune, encore ignorant de toute civilisation, et jâavais vu dès le premier jour que câétait un chien plein dâavenir. Les dresseurs de chiens, dont je suis, savent que la première chose quâil faut leur enseigner est celle-ci : sâasseoir au commandement. Assis, le chien a la tête plus haute que lorsquâil est debout sur les quatre pattes. Il est porté, dans cette position, à regarder le maître bien en face, à subir le magnétisme de ses yeux. Câest l'attitude de lâobéissance et de la compréhension. En deux jours, Rolleboise sut sa leçon. Au milieu des tourbillons les plus fous, je pouvais lui dire impérieusement : « Assis ! » Il était instantanément sur son derrière. Et, très vite, il comprit quâêtre assis câétait être à lâécole. Comme il lâaimait, lâécole ! Que de fois, alors que jâécrivais, il vint me solliciter dâun brusque coup de nez, désireux dâapprendre du nouveau ! Le dressage était pour lui le plus amusant des jeux. Du reste, qui dit dressage dit sucre ou biscuit, et la gourmandise animale est, comme celle des enfants, incommensurable. Mon élève, au bout de deux ans et demi de camaraderie, savait tant de choses, il était devenu dâune intelligence telle que je me demandais parfois sâil nâallait pas, un jour, se mettre à parler, pensée qui me faisait assez peur. Câétait le type accompli du chien qui, plus tard, écrit ses mémoires dans la Bibliothèque Rose. Non seulement il savait faire tous les tours possibles, allant jusquâau pas de parade et jusquâau chant en plusieurs tons, mais il connaissait aussi lâattaque, comme un policier, et faisait les commissions avec la cuisinière, portant le lourd panier à provisions avec des soins extrêmes. Il me suivait également dans les rues de Paris avec ma boîte à violon dans la gueule. Il savait, sur un ordre, aller cherchei les domestiques ou les gens de la ferme, sans jamais confondre, connaissant chacun par son nom. Sa vie se passait dans les émotions, comme celle de tous les chiens, ces éternels gobeurs, et qui, comme on dit, « marchent ». Cependant, sa sentimentalité nâétait pas excessive, comme je lâai montré, puisquâil avait, de toute évidence, eu ce chat dans ses ancêtres. Que de taquineries il mâaura faites lorsque, à la campagne, je sortais à cheval, suivie par lui ; que de coups de dents aux jarrets de la jument frémissante, que de bonds à ses naseaux ! Combien dâécarts et de ruades je lui aurai dus, et quelles explications orageuses ensuite, lorsque ses yeux bleus, pleins de véritable rire, se moquaient trop outrageusement de moi ! Cependant, à Paris, il redevenait, dans les thés, un gentleman parfaitement correct, et, sur une chaise, à sa place comme une personne naturelle, il attendait courtoisement dâêtre servi le dernier, sans jamais tenter de regarder de trop près du côté des gâteaux et du lait. Un tel chien ne pouvait pas vivre. Le vocabulaire des mots quâil comprenait devenait vraiment effrayant. Jâavais envie, par moments, de parler lâarabe ou lâanglais, lorsque je voulais dire quelque chose quâil ne devait pas entendre. Et ce fut, en effet, dâune méningite quâil mourut, en quelques jours, foudroyé sans symptômes préalables. Câétait en Normandie, à la campagne. Au lendemain dâune grande partie de cache-cache avec les petites filles de la ferme, il tomba brusquement malade. Ses yeux clairs de chien-fantôme, ses yeux de loup-garou, se firent vitreux dâune minute à lâautre, son arrière-train parut se paralyser. Il eut la force de remonter jusquâà la maison, mais refusa dây entrer, on ne sait par quelle étrange pudeur de bête mourante. Ayant passé la nuit dans une pièce du bas, à la ferme, il y fut retrouvé mort le lendemain matin, après avoir poussé des rugissements de fauve, et longuement écumé. Lâune des femmes avait dit : « Câest la rage mue ». Et la consternation régnait. Je nâétais pas là pour le voir mourir. Il mâavait précédée à la campagne, où je lâavais envoyé parce que le printemps venait trop vite, et quâà Paris il souffrait de gambades rentrées. En mon absence, le pauvre enterrement eut lieu. Ce nâétait quâun chien quâon mettait en terre, et pourtant ces obsèques dâun animal furent aussi touchantes quâil se peut : car, ayant enroulé leur compagnon de jeux dans ce que jâappelais son « beau tapis », morceau de carpette sur lequel il sâendormait chaque soir à côté de mon lit, les petites, après lâavoir couché dans une vieille caisse, eurent lâidée de le faire porter par le gas de la ferme jusquâauprès de ma maison quâil aimait tant, et de faire creuser sa fosse au bord de la sombre avenue de tilleuls où ses pas, chaque jour, avaient suivi les miens, au hasard de mon rêve. Et toutes, derrière le garçon qui portait cette caisse, elles marchèrent, lentes, agitant doucement des branches en fleur cueillies aux arbres du premier printemps, et pleurant de tout cœur leurs larmes de petites filles. Quand le chien fut recouvert, elles posèrent sa chaîne et sa médaille sur la terre et dessinèrent une tombe avec des cailloux moussus pris dans le talus. Elles mirent deux pierres plus grosses à la place de la tête, et, entre ces deux pierres, une vieille ardoise du toit. Câest alors que le gas de la ferme eut une inspiration de poète, ce qui ne mâétonne guère de la part dâun paysan normand. Celui-là nâétait pourtant quâun déchet humain. Borgne, boiteux, grêlé, ce pauvre innocent ne savait ni lire ni écrire. Sentant confusément quâil fallait inscrire quelque chose qui rappelât Roll, il prit un bout de craie, et que croyez-vous quâil esquissa sur cette ardoise ? Quel est le symbole du chien ? Quel est le résumé de la vie dâun chien ? Le garçon, dâune main émue, sans rire, suivi par le regard triste des enfants, traça sur cette ardoise un cœur, un grand cœur bien ovale : le cœur de Rolleboise, mon chien, qui nâavait vécu que dâamour et de fidélité. ...La petite tombe ronde est toujours là, le cœur à la craie aussi. Et, les soirs de lune, quand je rôde le long de lâavenue, je suis tentée, parfois, de siffler de ce côté-là, tout doux, avec la terreur de voir accourir à mon appel un spectre à quatre pattes, de retrouver, dans lâombre, les yeux de loup-garou fixés sur les miens, ces yeux trop clairs qui, même de son vivant, faisaient de mon pauvre camarade un chien-fantôme, une apparition. LUCIE DELARUE-MARDRUS
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